BAIKANAL
DE L'OUGLOUTE, SE DIT D'UN VOYAGE INDÉFINI OU RÊVÉ.
Deux heures du mat'. Je décide de fuir. Des années à sombrer dans l'insignifiant ou la feinte. Mais cette feinte là, m'a usé. Ça cause une langue que je connais, que l'on m'oblige à écouter et pire que tout, y trouver des réponses.
Comme tout le troupeau, on se masque, on s'enferme, et pour seul échappatoire, ce boulot merdique qui paie les pensions et les dettes.
Il me fallait reprendre la route, aller à Baïkanal et percevoir toute la noirceur du bitume qui défile.
J'avais longtemps rêvé de Baïkanal, et pour tout avouer, j'ai longtemps cru, lors de mes précédents voyages, que j'y étais enfin arrivé. Le genre d'endroit où tu te prélasses sur une terrasse d'un bouge délavé devant une mer morte. T'as le poivrot du coin qui drague la serveuse, qui est bien maligne de lui faire croire au nirvana, tout en l'asséchant de sa mitraille, méthodiquement, tous les jours.
J'ai donc pris la route comme un fou à lier, à vouloir éviter le commun en roulant de nuit et traverser à l'aube, la première frontière. La frontière, l'endroit au monde où tu te sens le plus délinquant, avec l'homme bourru qui suinte la défiance à ton endroit. Il te pose des questions simples qui frisent l'idiotie, te demandant d'avouer l'inavouable, tout en scrutant tes yeux, tes gestes, tes tremblements comme un psy. Là-bas, le seul truc qui les rends bien humain, c'est qu'ils clopent dans leur aquarium. Ça ambiance le scenario de la fuite.
Depuis que j'ai quitté le poste frontière, je croise avec des paysages désolés. Y a personne d'autre que le vide sur la route. Ça cause Poutine en cyrillique sur les ondes. Je coupe.
Il y a du roc sur les flancs de montagnes qui bordent les mers et les lacs, comme les larmes qui sèchent sur les joues des dictateurs. Ici, le peuple a souffert du silence imposé, de la paranoïa de la beauté qui l'entoure. Comme si tant de présents n'étaient que tentation vers l'enfer.
On les pavane de plastiques qui en lambeaux girouettent le vent des abîmes. Ici, on tri les cultures mais pas les déchets. Une sorte d'insouciance, l'âme de l'Est. Celle, sensuelle, qui caresse les barres de pole dance, de silicone provoquant, sensualité crue. Elle peinture le désir de l'Ouest, en caricaturant ce qu'elle espère évoquer. Elle accouche de petits monstres fatigués qui évoluent sur de la pop russophone. Et dans la rue, les maq-croque-morts circulent dans des berlines noires comme une nuée de corbeaux freux.
Poursuivant ma route, je fais une halte dans une cité de Minarets, bordée d'une colline sur laquelle trône une croix géante. Ici, le lien entre deux religions fût un martyr de pierres entre deux rives. Je prends un goulasch, plat que j'ai mangé à toutes les sauces, comme le serveur, ni jeune ni encore tout à fait vieux qui me l'a exposé dans toutes les langues de l'Ouest, décidant finalement que je devais être italien.
Et de nouveau sur la route, entre deux stations d'or noir, des milliards de publicité s'affichent, pour des détergents, des bagnoles et autres trucs certainement indispensables à l'homo sapiens (bis). Je cache pas le fait que ça rythme bien le voyage, que le suranné des affiches possède un charme désuet.
Y a pas de saison pour l'enfer, il n'y a que le temps de la fuite. L'Est est une femme à la peau slave que les draps caressent à la lumière du matin. Les cheveux bruns orangés sur l'oreiller. Le sommeil léger. Les pupilles qui clignent au rythme des doigts qui se posent sur l'intime. Ça sue pendant l'été continental, ça se réchauffe corps contre corps, l'hiver par moins 20. Il y a toujours ce côté sauvage de l'étranger. Elle semble ne pas nous comprendre, se demande ce que l'on fabrique dans ce lit de fatigue. Mais elle est plus futée. Elle aussi pompe tout ce qu'elle peut de l'Ouest. Dans sa soif d'être libre.
Tout autour de moi, l'excès, avec la rapidité surprenante de devoir rattraper le temps suspendu. Le capitalisme absolu, le plus soudain, le plus cruel. Les bidonvilles qui s'accrochent aux mégalopoles, au terminus du tram. Des buildings aussi gris que des peaux cadavériques. Tout ça fait face à des demeures clinquantes et de mauvais goût, payées avec l'argent du caniveau, du sexe et des drogués du pouvoir. Il n'y a plus de justes au milieu. Plus de règles. Cependant, il y a plus de vérités que dans notre rêve de maison individuelle avec son petit jardin et son barbac, pour ne plus s'emmerder le week-end. On tond sa pelouse en regardant de travers la nouvelle bagnole du voisin. On construit des clôtures, ingénieuses, résistantes à toute intrusion intime. Le chacun chez soi. Ici, on s'entraide pour bouffer. Il existe des terrains vagues entier où les gosses trébuchent. Ils sourient à la vie. Ça fait de belles images.
Mais le passé a écorché l'âme de l'Est comme le désert salé. Il en reste des cicatrices sur le visage des vieilles peaux, qui semblent irriguer les alcools de blé. L'Est possède les no-man's land les plus tristes du monde. Comme des poèmes qui se révèlent dans la tristesse, comme l'amour est beau lorsqu'il échoue. Le reste n'est que guimauve pour esprits pauvres. Le bonheur béat nous fait sombrer dans le sommeil alors que le mouvement chaotique nous balance au rythme du chant des fous. On s’enivre à pas cher, on clope dans les bars, on s'émerveille du quotidien exotique. L'Est est fier de ses blessures, des combats à la Kalach'. Il est dangereux dans sa manière de nous défier, mais l'on sent bien qu'il est devenu inoffensif. Aujourd'hui, il n'a de désir que de partager avec le voyageur, lui rappeler quelle guerre a formé ses montagnes de souffrance. Et à travers le bleu des fumées, je regarde danser les rides des peaux tannées.
Je suis comme un chien errant, je voyage avec l'instinct de l'ailleurs. Je me fais des plans larges face au Skagar, l'esprit tortueux comme la route aux précipices. J'entends la petite musique de désolation, celle de la solitude salvatrice. Et je me dis que le Baïkanal doit pas être si loin. Je sens son parfum de terre brûlée, noire comme cette mer, un matin de novembre sur les rives de Constanta. J'étais parvenu au sommet de la mosquée Carol 1er et j'avais vu en contraste saisissant le vieux casino qui se meurt sur les rives. Les prémices de mon Baïkanal, assurément. Je reprend le train. La lenteur du chemin ferroviaire n'est pas un mythe, il donne au voyageur le sentiment de l'abandon, du temps à contempler les rases campagnes, les chevaux et les villages délabrés. Je peux vous dire qu'en occident, on souffre de dyspepsie quant à la vitesse trop grande de nos trains, comme si le voyage devait s'estomper aussi vite que l'envie. Des milliers de petites séquences devant mes yeux. Celles, actuelles par la vitre de ce train, maussades, sous la grisaille, celles du passé, en flash-back, du bas, des flancs et des hauts de colline et celles de l'imaginaire aux futurs possibles. Décrocher la possibilité, kidnapper à l’inconscience, les corps désirés, l'âme déchirée pour emmener l'Est à prendre part à cette folie passagère.
Je ne sais pas où se trouve la mer blanche, et ces mots venus d'ailleurs. J’établis une correspondance passionnée comme l'amant platonique à destination de chevelures noires orthodoxes. C'est tellement plus conséquent que l'éphémère des brochures de voyage. Je parcours un chemin de vie, un chemin de feu qui me protège de l'immobilisme rassurant. Laisser les cheveux noirs balayer les dos nus, ne pas se protéger du vent qui rend tout possible. Il n'y aucune raison qui brûle les peaux comme l'incandescence de ce voyage. Tout s'agite autour de moi, la toundra, les rivières et les ruisseaux, je fixe chaque instant. Il y a parfois des trous béants dans cette nature, comme la notre. Des défaillances psychologiques qui rendent beau le tragique.
Ici et là, des berges immondes de détritus, le livre de l'eau de Limonov dans les mains. Je songe à ce voyage et j'efface les souvenirs. Pour le moment, je ne veux que l'étreindre comme s'il s'agissait des derniers instants. Je m'échoue sur sa nuque, comme le sensible infidèle. Je sais qu'il y a d'autres voyages. Ceux qui travaillent la terre jusqu'à trépas sont mélancoliques, ils savent que l'unique voyage prendra fin dans une tragédie commune. Ivre des alcools de contrebande, l’autochtone se balance dans une ruelle qui sombre dans les eaux noires. Il y a cru aussi aux petites morts, de celles qui ne disaient jamais ne l'oublier. J'aime à penser que ce sont ces eaux-là dont mes cendres recouvrons la surface au dernier jour.
J'ai dans les yeux l'impertinence du marin, en soif de nouvelles escales. J'ai des vagues souvenirs des mots de Dos Passos, 30 ans après, il me reste l'image des supertankers, des proues immenses, et je me prends à rêver inconsciemment aux ports de Buenos Aires, Carthagène ou New York, alors que je suis sur le bord d'un désert d'herbes molles. Au sud des alpes Dinariques, le sel de l'Adriatique. Les rues qui glissent sont de petits enfers où le marin se noie. Il vit comme si la mer allait le reprendre ensuite. Il s'abandonne dans les vagues de dentelles usagées en payant un prix excessif dans une monnaie dont il ne connaît le change. Il se souvient de la crasse sur les draps mais pas de celles qui simulent. Et peu lui importe comment il dégringole ensuite dans l'escalier, il sait qu'il traverse la coupée dès le lendemain.
Sortant de la ville, je laisse la caisse ronfler sur le bas côté. Je regarde l'horizon qui s'enfuit au bout de l'asphalte. Une légère brise consume mon clope et la fumée se balade dans le vide. Ça balance dans l'ombre et dans la lumière, comme le passé et le présent. J'ai tout perdu du passé, aveuglé par l'artificiel. J'ai joué maintes fois de la roulette russe et le coup est parti. Il y a, maintenant un serpent qui dessine des S dans le sable. Avec sang froid, je reprend la caisse, je prend la direction tyrannique de l'ondulation de chaleur. Je veux traverser tout ça.
Et j'ai la nostalgie d'un orage qui tabasse sa fougue contre le simple vitrage d'une chambre sans charme. Un préliminaire au voyage qui m'attend. Il a le goût de l'abandon. Je sens son souffle saccadé et ses hanches se mouvoir. Il me possède, entier. Je pose mes mains sur sa peau pleine de routes sinueuses. Ce voyage qui me réserve tous les matins, la lumière dans ses cheveux défaits. Ceux de la folie ordinaire, de l'insouciance et de la perdition sensuelle. Ce voyage a les yeux de l'intense avec la sensibilité qui fait perdre l'envie du retour. Je donne un nom aux voyages et souvent il est une ville, comme Tirana. Ces villes dont je ne rêve jamais les quitter, mais qui restent dans mon imaginaire, foulées par tant d'autres voyageurs, ensuite.
{Je ne sais combien de temps il me faudra encore absorber, en fonction du relief, des rencontres fortuites, des avaries ou des fortunes de mer. De mes voyages passés, il m'est arrivé de me retrouver coincé avec un légionnaire ukrainien dont l'affront aurait été de ne pas boire jusqu'à la fermeture du troquet ou encore avec un indien qui s'appelle Dino (ça s'invente pas) dans le fin fond du Colorado. Ces voyages que l'on peut quantifier en kilomètres de biture. L'ivresse subconsciente où l'âme se libère en pleurs, en joie ou en colère. L'ivresse permet de s'ouvrir à l'inconnu, d'en absorber toute la légèreté avec les yeux qui pétillent d'arrogance heureuse. On se raconte, sans filet en déformant les contours de la réalité. Et parfois on se réveille dans une chambre que l'on a pas choisie, et se lève un nouveau soleil étranger.}
En attendant, je brûle mon impatience sur le ruban fané de l'Est vers Baïkanal. Je sue de tous mes pores de cette liberté insidieuse. Il y a le petit vacarme essentiel qui assourdit le soporifique. Je veux me soustraire au brouhaha incessant des bohèmes qui causent trop fort. Je veux écouter les déglingués du pouce levé qui attendent sur les hauteurs des villes, les sauvages que l'on chasse des centres trop propres.
Tomber sur des locaux aux visages anguleux, aux regards d'aigles qui conspuent leur pays alors qu'ils sont tellement fiers d'y appartenir. Et je roule à la vitesse de l'Est, dans un excès suicidaire, avec l'anarchie comme code, je traverse des hameaux isolés, je freine dur devant les animaux qui bordent les routes. Ces routes, que j'ai l'habitude de prendre plus belles et plus jeunes.Et je me dis qu'il y un démon qui se pavane entre les cuisses des Carpates. Il fredonne une petite mélodie de l'espoir tout en déversant l'enfer, il répand la sécheresse l'été, le froid glaçant l'hiver. Comment diable y vivre. Les automobilistes doublent dans les virages, à tombeaux ouverts. Le Transvaragasan comme cimetière. Ils font face à la faucheuse avec arrogance. Une succession de derniers souffles. Ils brûlent de se sentir vivants. Je le veux également et ma propre chambre au soleil. Séduit par la fougue de l'envie, je continue la route.Cent bornes plus loin, je m'arrête dans un café, de ceux que tu penses être morts depuis une éternité. Y a rien autour qu'une rivière morne. La façade est balayée de poussière au passage des poids lourds. A l'intérieur, un vieil homme fume son clope devant son poisson grillé. Il lève par réflexe ses yeux vers moi mais sans qu'aucune émotion ne paraisse dans son regard fatigué. La salle est sans charme, des tables en bois, un sol marron, un distributeur de boissons dans le coin. Tout le lieu transpire la transition. Le genre de rade où tu ne te poses pas, tu passes, c'est tout. Et c'est ce que je fis.
Sur la route, il me reste à absorber beaucoup de doutes avec la certitude que tout prendrait fin. Je tangue comme un possédé entre deux patelins. Je frôle l'invisibilité. J'ai l'impression que je vais apparaître dans un nouvel horizon. Que je serai l'acteur dans un décor qui me semblerait idyllique avec les codes qui m'appartiennent. Un peu de crasse authentique sur les trottoirs, des moleskines qui puent le tabac dans les cafés, une mer sauvage et désordonnée, comme une femme au réveil dans un lit défait. A l'image de Porto avant que la meute ne la dévore, vomisse le tout, puis tout nettoie pour plonger dans l'insipide qui me révolte.
C'est en novembre que j'arrive à Baïkanal. Les cieux sont plombés d'une lumière sombre, stagnante. Je dépose mon passeport sur le bureau métallique de la réception de ma nouvelle piaule. Le vieil hagard n'a pas dû voir un pèlerin depuis des lustres, il cherche, en peine, le registre, fini par le trouver et se démène avec une lenteur délicieuse pour trouver ses lunettes. Les formalités administratives effectuées, la lumière à l'extérieur s'est faite la malle.
La chambre se trouve au deuxième étage, on y accède par un escalier tapi de moquette rouge-sang avec une bonne vieille odeur rance et une fine couche de poussière qui perle à la surface. C'est feutré. Les murs sont peints d'un vert suranné, un lit, un bureau. Les rideaux sont tirés. Je me douche, après avoir attendu une plombe qu'un crachat d'eau chaude veuille bien s'extraire. Et je m'écroule, sans rêve.
Au matin, j'enfile ma paire de jeans, récupère mes clopes, tire les rideaux, ouvre la porte fenêtre qui donne sur un balcon en béton et devant la mer. Elle m'emplit immédiatement, son infini sans parasite autour. Avec ses nuances de gris-bleu qui se fondent au ciel, pas un pet de brise sur la surface. Je me retrouve au poste de veille-surface sur un gros cul, laissant semi endormi un chef de quart penché sur la table du timonier. Pas un rafiot qui défile droite ou gauche, pas de point tournant, mon regard qui balaie tout azimut.
A destination, enfin, nulle autre part.